Digitalisation : La charrue avant les bœufs ?
Le Président de la Transition du Mali a lancé, le 19 juillet 2024, au palais de Koulouba un programme sur la digitalisation des moyens de paiement et des services publics de l’État. Ce lancement vient après sa forte annonce à Sikasso, le 24 juin, de mener une vaste campagne de digitalisation de l’administration malienne. Un engouement national s’en est suivi. Lequel engouement frise d’ailleurs un début d’hystérie avec un décret pris en Conseil des ministres et des reportages à n’en point finir sur les médias publics. Le Gouvernement prend le taureau par les cornes mais est-ce de la bonne manière ?
La digitalisation est présentée par les spécialistes comme un ensemble de procédures qui « vise à transformer un process, une profession, un objet ou encore un outil en code informatique afin d’améliorer les performances d’une organisations » ? Sa finalité est donc la performance des structures qui prennent son chemin. Il va s’en dire que digitaliser toute une administration nationale n’est pas une mince affaire. Le Ministre de l’Économie numérique du Mali, Alhamdou Ag Ilyène, après les annonces fortes du Chef de l’État a noté qu’il s’agit d’une première phase de la digitalisation qui concernera le District de Bamako et portera sur plusieurs services essentiels. L’objectif final selon le ministre est de « rendre nos services publics plus performants et accessibles à tous. La digitalisation facilitera les démarches administratives pour les citoyens et contribuera à une meilleure transparence dans la gestion des fonds publics ». Il faut rapidement souligné que cette phase ne concerne que la digitalisation des moyens de paiement des prestations des services publics. Ainsi si un citoyen a besoin de faire sa carte d’identité, de payer ses contraventions de police, ses documents d’état civil ou encore ses impôts et taxes, le Gouvernement lui recommande d’utiliser les moyens de mobile money pour payer ses transactions. Disons-le tout de suite, ce n’est pas cela la digitalisation.
L’exemple du Ministère des Finances
Le Ministère des finances s’est engagé dans cette voie depuis quelques années avec un succès qui devrait inspirer le gouvernement. Pour les services des impôts pour les grandes entreprises, le Ministre Alousséni Sanou a lancé en décembre 2021, le télépaiement des impôts. Il faisait noter, à l’époque, que « l’introduction des télépaiements dans le processus de collecte des ressources intérieures s’inscrit dans le cadre de la modernisation et de l’amélioration des services offerts aux contribuables, du renforcement des capacités des agents de la Direction générale des impôts (DGI) à mobiliser plus de recettes intérieures. Le télépaiement des impôts, droits et taxes vise non seulement la simplification des opérations de paiement, mais également la sécurisation des recettes de l’État par le virement direct des fonds collectés dans le compte unique du Trésor ». La sécurisation des recettes de l’État est loin d’être garantie avec une transaction passant par un service tiers. Ce pari est d’autant plus risqué que les recettes collectées seront soumises à un taux de transaction fixé par les entreprises de téléphones mobiles.
Où est passée l’AGETIC ?
L’État aurait dû créer sa propre plateforme de paiement comme l’a fait la Cellule d’Appui à l’Informatisation des Services Fiscaux et Financiers (CAISFF) du Ministère des finances. Ceci aurait eu l’avantage de maîtriser le recensement des contribuables et de fixer une destination contrôlée des ressources de l’État. Cette plateforme aurait pu être élaborée par le Ministère de l’Économie numérique à travers l’Agence des Technologies de l’Information et de la Communication (AGETIC), dont une des missions est de concevoir, de développer et de faire entretenir les infrastructures TIC des services publics, parapublics et des collectivités territoriales en entreprenant toute activité de recherche et de développement dans le domaine des TIC. L’AGETIC qui dispose d’un budget, certes modeste, de 2,9 milliards de Fcfa, aurait pu être mobilisée sur toute la chaîne pour donner une véritable démarche cohérente à ce processus de digitalisation.
Quid des ingénieurs maliens ?
Le système actuel de la digitalisation met de côté les ingénieurs maliens qui ne sont pas à l’origine des moyens digitaux actuels des sociétés de téléphonies. Ils y ont sans doute participé mais ces moyens sont, en dernier ressort, sous le contrôle des sociétés mères (soit au Maroc ou en France). La souveraineté informatique en prend un coup. On peut nous rétorquer que ces entreprises sont de droit malien mais ce n’est pas un leurre qu’il nous accepter. Au-delà, il nous est incompréhensible que des maliens investissent dans ce domaine et qu’ils ne soient pas associés à toute cette démarche. Le malien Daouda Coulibaly de SAMA MONEY qui fait la fierté du Mali jusqu’au Burundi aurait pu apporter une réelle expertise. Dans la conception de la stratégie de la digitalisation conçue par le Ministère en charge de la communication, les ingénieurs nationaux n’ont pas été pleinement associés. Aussi, des modèles et exemples de services de digitalisation existent depuis belles lurettes. D’abord la Nouvelle Technologie Africaine qui a lancé en 2019, le service K’LIS PAY avec la Mairie du District de Bamako et quatre autres collectivités à Bamako. Smartpay qui était logé à la mairie de la commune 5 ou encore la tentative de vente en ligne des vignettes des automobilistes. Ces initiatives sont portées par des maliens qui ont foi en la digitalisation pour la réponse aux nombreuses tares de notre administration publique.
En définitive, sans une plateforme étatique réellement conçue et sécurisée au Mali, le processus de digitalisation risque de ne pas faire long feu. Il est ici recommandé à l’État de remettre l’AGETIC dans ses prérogatives et de lui donner les moyens de sa politique. A défaut, il faudra compter sur les initiatives privées maliennes dans le cadre du partenariat public-privé pour que des maliens apportent des solutions digitales.
Source : Le Flambeau